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Publié le par CARTOUCHE

MARTINE STORTI - Quarante ans de féminisme

Interview réalisée en mars 2010 pour Barricata 21

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Fille d’ouvrier immigré italien, professeur de philosophie puis journaliste, Martine Storti nous raconte  l’époque où les femmes ont décidé de bouleverser l’ordre établi, ou plutôt, où elles sont sortie des coulisses de l’Histoire pour s’emparer de leur destin. Manifestations, avortements illégaux affichés au grand jour, journaux, fanzines, affiches, occupations, etc, le tout sur un ton radical, voir violent et à la fois plein d’humour. Regard d’une féministe, journaliste sur les luttes des femmes, quarante ans après….

 

Pourquoi cette envie de sortir un livre sur vos années libé presque 40 ans après ?

 

On peut dire que c’est un livre de circonstance publié dans le cadre de la campagne des « 40 ans du MLF ». En 1970, Libé n’existait pas encore, ayant été crée en 1973, moi j’y suis entrée en 1974, dans la deuxième équipe, alors que le journal se trouvait dans des conditions matérielles et financières très difficiles. De 1974 à 1979, j’ai été la principale rédactrice des articles sur la question des femmes et il m’a paru intéressant de les publier aujourd’hui, à la fois pour les chercheuses , les historien(ne)s et les jeunes générations qui ne savent pas grand-chose de cette période, et peut-être en ont une vision caricaturale.

 

Cette période correspond au développement du MLF, à son expansion dans la société et en même temps à sa récupération et à sa déformation. On voit bien comment alors le féminisme, pose problème aux syndicats, aux partis politiques,  de droite comme de gauche. Quand je dis récupération, l’ONU par exemple, décrète l’année 1975, Année internationale de la femme, alors que nous nous proclamions le mouvement de libération DES femmes. Cela correspond aussi au début du septennat de Giscard d’Estaing, qui nomme Françoise Giroud, qui est de gauche, au Secrétariat à la condition féminine. Nous féministes, cela nous fait hurler. Et le 8 mars 1975, on descend dans la rue en disant « Ni l’ONU nu Giroud, ne parleront pour nous ».

 

Un troisième intérêt pour publier ce livre est que j’étais dans un journalisme que l’on peut qualifier d’horizontal, écrivant tantôt un article sur le MLF, tantôt sur un livre écrit par une femme, ou sur une grève de femmes dans une usine, ou sur le début des mouvements de femmes en Espagne, les iraniennes qui refusent de porter le tchador au retour de Khomeiny. C’est donc tout à fait transversal.

 

Vous étiez reporter ?


Nous n’en avions pas le titre, j’ai eu le titre de « grand reporter » plus tard, quand j’ai travaillé pour un autre journal. Le fonctionnement de Libé était à la fois très dur, conflictuel et en même temps égalitaire. Tout le monde avait le même salaire, c'est-à-dire peu, en dessous du  SMIC actuel. Ce ne serait plus possible aujourd’hui car le chômage est bien plus surveillé, mais on était licenciés, pour toucher le chômage, puis réembauchés 6 mois après. Pendant deux trois ans, Libé a fonctionné ainsi, en plus des appels aux dons. Alors reporter, oui, en quelque sorte. Mon premier reportage international, en 1975, a été consacré à la marche des femmes chypriotes grecques désireuses de rencontrer les femmes chypriotes turques. A cette marche participait entre autres la vidéaste Carole Roussopoulos (1), morte il y’a peu de temps, qui a fait beaucoup pour la vidéo des femmes. J’ai également beaucoup suivi le développement du mouvement des femmes italiennes. Certains sujets ont aussi requis plus d’attention que d’autres, car les luttes des femmes suscitaient des polémiques et des débats très durs, comme par exemple la question du viol, notamment au sein de l’extrême gauche. Les féministes demandaient à ce que le viol soit reconnu comme crime, ce qui était prévu dans la loi mais pas appliqué. Les violeurs étaient jugés par un tribunal correctionnel et non par une cour d’assises. Alors les féministes ont demandé qu’ils passent aux Assises. Cela a été un énorme débat, les féministes étant accusées d’être des «  agentes de la justice bourgeoise ». Au sein de Libé, la polémique fût aussi violente. Pour ma part, je  répondais : « quand vous demandez à ce qu’un patron responsable de la mort d’un ouvrier dans un accident du travail soit jugé, vous ne faites pas appel à la justice bourgeoise ?! Et quand vous demandez à ce que Tramoni qui a tué Overney (2) devant les portes de l’usine Renault, soit jugé par les tribunaux ?... ». Ce débat a duré très longtemps, la lutte des féministes aussi, sous des formes diverses, par exemple « les 10 heures contre le viol » qui se sont tenues à la Mutualité à Paris. Certaines disaient, « il y’en a marre des agressions dans la rue et  puisqu’on ne veut pas du tribunal, que l’on nous donne un revolver ». Et il y a ce procès à Beauvais en 1978, où c’est un immigré algérien qui prend 20 ans. Et là, c’est l’apothéose du débat. Même si plusieurs témoignages confirment qu’il en est l’auteur, les féministes s’interrogent, demandant « si il avait été un bon bourgeois, aurait-il pris 20 ans ? » Aujourd’hui, 30 à 35 ans plus tard, je dis qu’au lieu de se sentir coupable, nous aurions du affronter tout ça et refuser la culpabilité. Il n y a pas de raison que quand les femmes mènent un combat, elles soient toujours mises en demeure de se justifier.

En quelque sorte, le livre est un témoin de son époque. Toutefois quand je vois les titres des journaux aujourd’hui sur les violences envers les femmes, la place des femmes dans le travail, les femmes qui payent le prix de la crise plus que les hommes, dans les pays dits développés, je constate que ce sont les mêmes titres qu’il y a 30/ 40 ans : « 150 femmes tuées par leur conjoint en 2008 » - « les femmes payent le prix de la crise » - « le salaire des femmes inférieur de 27% à celui des hommes » - « des filières d’étude sans débouchés » et ça dans nos pays dits développés. Donc, oui les choses avancent, mais à pas de tortue.

 

B : Vous étiez enseignante avant d’être journaliste à Libé. Avez-vous vu venir la contestation ?

 

MS : Dans mon lycée à Denain dans le Nord, pays de sidérurgie, où j’étais prof de philo, la contestation c’était moi ! Je l’ai provoquée et portée dès mon arrivée en 1969. A l époque, aller au café avec les élèves ou en faire monter quelques-uns dans ma voiture, c’était le scandale ! Et je fumais en cours. Du coup, toute la classe aussi. Cela en plus des tables disposées en rond, quand les collègues entraient, ils n’étaient pas franchement contents ! Mais,  même si je menais des débats, et c’était difficile de faire parler les élèves, j’étais une prof qui faisait cours. Certains de mes camarades considéraient que préparer au bac ou parler de Platon ou de Kant, c’était transmettre la culture bourgeoise, ce qu’il ne fallait pas faire.  Mais moi qui suis fille d’ouvrier immigré italien, je savais que je devais beaucoup à l’école, aux savoirs et à la connaissance, et que c’est une attitude assez bourgeoise que de refuser aux autres ce qu’on a déjà pour soi, par la famille, la naissance...

 

B : Comment en êtes-vous arrivée aux combats féministes ?

 

Le premier évènement pour moi c’est le numéro de la revue « Partisans » édité par les éditions Maspero (3) à l’automne 70, « Libération des femmes, année zéro ». J’y retrouve des sentiments, des aspirations, des réflexions qui sont les miennes et je m’aperçois que d’autres femmes, qu’alors je ne connaissais pas, les éprouvent aussi. Je suis très peu allée aux AG des Beaux Arts. Lorsque l’on n’était pas en permanence à Paris, c’était assez difficile de prendre la parole, laquelle était assez souvent monopolisée par les mêmes. Je militais plutôt à Denain avec un groupe du MLAC et à l’Ecole Emancipée. Quand je deviens journaliste à Libération, les choses changent pour moi, car le journal est le porte parole des luttes. Il faut se rappeler qu’à l’époque il n y avait pas internet, et que de toute façon il était hors de question pour les militants de se compromettre avec la presse bourgeoise, et encore moins avec la télé. Libé était donc le lieu où il fallait faire passer des choses.

 

Votre père était ouvrier. Quelle place était réservée aux femmes dans le syndicalisme ?

 

Mon père n’était pas du tout syndicaliste, c’était un ouvrier immigré italien qui travaillait 66 heures par semaine, 6 jours sur 7, et considérait que c’est tout le temps les mêmes qui trinquent et que cela ne changerait jamais, même s’il a fait grève en 68.  Dans le syndicalisme alors, il y avait des femmes qui militaient, mais si elles étaient très peu nombreuses dans la hiérarchie, excepté Jeannette Laot, qui était secrétaire nationale de la CFDT. Côté parti communiste, il y avait la femme de Maurice Thorez, Jeannette Vermeersch qui était contre l’avortement car il fallait que les prolétaires se multiplient pour lutter contre les bourgeois !

 

Aujourd’hui, la visibilité des femmes a changé bien sûr. Il y’a des femmes dans le syndicalisme, dans la politique, le journalisme. Ceci dit, il faut se méfier. Regardez la féminisation de l’enseignement, ou du métier d’avocat, ces métiers sont-ils autant valorisés qu’avant ? Il y a plus de femmes en politique, mais peut être la politique compte-t-elle moins aujourd’hui, ce qui compte ce sont les affaires, la finance et quelle est la place des femmes dans les affaires ?

Dans mon livre j’ai republié l’article que j’avais consacré au livre de  Jeannette Laot, publié dans les années 70 la première femme responsable syndicale à la CFDT et qui raconte combien c’était difficile.

 

Ce que je pense c’est qu’il ne suffit pas d’être femme, encore faut-il être féministe. Même s’il est évident que l’on ne caricature pas de la même manière une femme politique, qu’un homme, car il y a toujours de la misogynie, je ne vois pas ce que les femmes de l’actuel gouvernement Sarkozy-Fillon changent à la politique. Ces femmes du gouvernement s’intègrent parfaitement au schéma dominant de la politique actuelle, les coups bas, la concurrence exacerbée, l’adulation du chef, etc. Et c’est pareil à gauche.

 

Au début du XXè siècle, au sein même du mouvement ouvrier, les féministes étaient objet de moqueries. Pourquoi cette vision caricaturale des féministes, « bourgeoises », « hystériques », «  mal baisées » ?

 

Il n’y a pas besoin d’aller chercher si loin. Dans les années 70 c’était encore comme cela. Lors de la manifestation du premier Mai 1976, qui nous traitait d’hystériques mal baisées ?! C’était les gros bras de la CGT. Et qui nous cognait ?! Dans ces années là, le Parti communiste disait que « les féministes sont des petites bourgeoises du quartier latin » et d’ailleurs ils avaient organisé un débat que nous étions allé perturber en criant « Vive le matérialisme hystérique ! ». Il a fallu que des femmes protestent à l’intérieur du parti pour que cela change. Et ce n’était pas que le PC, à l’extrême gauche également. Et si une partie des fondatrices du MLF venaient de ces organisations c’est aussi car elles en avaient marre de l’assignation à certaines tâches et du discours ambiant. Certaines ont quitté ces organisations dites « gauchistes », d’autres y ont créé la tendance dite « lutte de classes » articulant féminisme et lutte de classes. En pratique, moi par exemple, quand j’ai été quelque temps dans des organisations d’extrême gauche, avant mai 68, j’avais compris qu’il ne fallait pas que j’apprenne à taper à la machine (je vous parle d’il y a plus de 40 ans), car la séparation des tâches était terrible ! D’un côté il y avait les mecs qui pensaient et écrivaient les tracts, et de l’autre les nanas qui les tapaient à la machine et les tiraient à la ronéo. Du coup je n’ai appris à taper à la machine que quand je suis entrée Libération, pour écrire mes articles !

 

Pour ce qui est du sobriquet de bourgeoises mal baisées, alors peut-être que quand on était riche, c’était plus facile de se faire avorter à l’étranger, mais la peur des jeunes femmes de tomber enceinte étaient la même pour toutes les classes, de même que le regard de la société. Le viol également, ouvrières ou issues d’un milieu bourgeois, toutes les femmes peuvent avoir à en souffrir.

 

Plus simplement, il est facile de disqualifier quelque chose en le traitant de bourgeois, et on qualifiait le féminisme de bourgeois, pour ne pas regarder le féminisme.

 

40 ans après, quels sont les principaux débats menés au sein des luttes des femmes ?

 

Aujourd’hui il me semble qu’il a plusieurs questions qui font débat. Il y a la question du différentialisme. Est-ce qu’il y a une essence femme ou bien, comme disait Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme on le devient » ? Un autre débat porte autour du féminisme comme marque de l’Occident. Etre contre le voile serait une position colonialiste, alors qu’il peut être, nous dit-on, un instrument de liberté et de libération puisque grâce au voile les femmes peuvent être dans l’espace public. Personnellement, je n’adhère pas du tout à cette vision. Et d’ailleurs, si le voile est libérateur, pourquoi les hommes ne le portent-ils pas ? N’y a-t-il pas encore là de la manipulation des femmes?

Bien-sûr, notamment ce débat politique autour du port du voile masque d’autres enjeux. Je me fiche du signe religieux, ce qui me préoccupe c’est l’oppression des femmes. Alors bien-sûr, avoir amené les gens sur le terrain de l’identité nationale a permis de masquer d’autres problèmes, les questions économiques, sociales, les ghettos sociaux, etc. Du coup d’autres questions concernant les femmes ne sont pas posées. Mais on ne peut pas ne pas regarder cette question du voile, ne pas y voir un signe de marquage et d’appropriation des femmes. Les femmes sont encore un enjeu de société et de politique considérable, et il y a une instrumentalisation où que l’on se place. C’est soi-disant  au nom de l’égalité hommes - femmes que le ministre Besson mène son débat sur l’identité française, mais l’intégrisme musulman les utilise également. Cela dit, ce n’est pas nouveau dans l’Histoire. C’est au nom d’une certaine idée de la sexualité des femmes que l’on interdisait l’avortement, ou que l’Eglise catholique assignait les femmes à résidence. La religion catholique a été mise au pas, elle ne nous embarrasse plus vraiment, une autre doit être canalisée, renvoyée à la sphère privée. 

 

Quels étaient les enjeux des luttes féministes ? Et pensez-vous que les choses aient évolué positivement ?

 

Il y’avait deux enjeux, l’un d’émancipation et l’un de libération. Pour ce qui était la dénonciation des inégalités les plus criantes, on a marqué des points. L’avortement a été une grande conquête, un grand outil de la libération des femmes. A partir du moment où les femmes peuvent avoir la maîtrise de leur sexualité, il y a un changement extraordinaire. Même si aujourd’hui, tout n’est pas parfait.

 

Sur la question du viol, le viol existe toujours aujourd’hui, et hélas je ne sais pas s’il disparaitra un jour. Mais il n’est plus considéré comme allant de soi, comme légitime.

L’inégalité dans le travail n’a pas disparu, mais diminué. La visibilité sociopolitique des femmes a aussi avancé.

Toutefois, il faut préciser que notre objectif n’était pas seulement de mettre fin aux discriminations. Nous étions hostiles à un féminisme officiel, un féminisme d’état, perçu comme intégration égalitaire à l’ordre établi. Il y avait un autre enjeu dans notre lutte, la mise en cause de l’organisation de la société, particulièrement la mise en cause du patriarcat comme l’un de ses fondements. De ce point de vue, même si au sein de la famille et plus globalement dans la société, les choses ont évolué, on ne peut pas dire que l’on ait gagné. A l’époque, on ne dissociait pas l’enjeu de la lutte féministe de celui d’une mise en cause de l’organisation de la société, et sous cet angle, le chemin est encore long, si l’on regarde ce qu’est la société aujourd’hui, avec toutes ses aliénations, ses injonctions à la consommation, etc.

 

Militante féministe, dans ses 150 films, Carole Roussopoulos a donné la parole à ceux qui l’ont  rarement, homosexuels, ouvrières de LIP, prostituées, prisonniers, vieux en fin de vie, victimes d’abus sexuels. Elle est notamment la réalisatrice de « Debout ! Une histoire du mouvement des femmes 1970-1980 » et de  « SCUM », inspiré du fameux manifeste de Valérie Solanas.

Pierre Overney, militant de la Gauche prolétarienne est  tué le 25 février 1972 par Jean-Antoine Tramoni, agent de sécurité de Renault, alors qu’il cherchait à entrer dans l’usine avec un groupe de camarades.

A l’époque la librairie La Joie de Lire de Maspero, rue St Séverin,  était la librairie contestataire

 

Propos recueillis pas Géraldine

 

 

 

 

 

 

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